Les lauréats du concours de nouvelles 2020 du salon « Lire la Bretagne »

Le salon « Lire la Bretagne » qui s’est tenu samedi 8 février à la salle des fêtes du XIVème arrondissement de Paris a contenté les appétits littéraires en faisant honneur tant à la littérature qu’à la langue bretonne et gallèse.

Nous souhaitons remercier les intervenants du salon, notre invitée d’honneur Claire Fourier, la compagnie La Balancelle pour la soirée d’ouverture du salon, les nombreux auteurs présents, les associations bretonnes qui ont participé à l’organisation, la mairie du XIVème et enfin les nombreux bénévoles qui ont rendu possible ce beau salon.
Nous remercions également tous les visiteurs et espérons vous revoir l’année suivante pour ces rencontres littéraires.

Le concours de nouvelles de cette année a récompensé trois lauréats dont voici les noms :

  • Premier prix : Denis CANTON
  • Deuxième prix : Marie LAVOUE
  • Troisième prix : Alain BENEDICTUS

C’est avec leur aimable autorisation que nous publions ici leurs trois nouvelles.

Nous remercions chaleureusement tous les participants du concours.

Premier prix : Denis Canton

Le Beurre ; subversion ou imposture ?

(Introduction à une reconstitution historique argumentée
Thèse de doctorat en Histériographie comparée soutenue le 08/01/2020)

Dans la longue mais fragile histoire des luttes libératrices, juste à côté des fameuses batailles des Chocolatines contre les tyranniques Pains Aux Chocolat ou celles des Femmes pour reconquérir l’accès libre et exclusif à la Vaisselle, au Ménage et à l’ambigu Repassage, le combat de la Margarine face à la suprématie du Beurre, dont aucun historien digne de ce nom ne sait dater avec précision le début – ni, d’ailleurs, la durée – n’est pas le moindre des événements émancipateurs sous le soleil renaissant des droits universels.

Pour autant, les péripéties ci-après rapportées n’entrent pas dans le registre des faits indiscutables, avérés et vérifiés puisqu’ils donnent lieu à controverses, voire à moqueries de la part de certain-e-s de mes consœurs et confrères. D’aucunes et d’aucuns iront même, je n’en doute pas, jusqu’à porter à la connaissance de ce jury des éléments n’ayant qu’un vague rapport avec mes propos, quand ils ne rentrent tout simplement pas en contradiction avec eux. Je préfère, pour ma part, m’en tenir au débat strictement intellectuel bien au-dessus des insultes et des quolibets. Et toc.

Tout a commencé par une froide nuit du 25 décembre 0000 à Bethléem (Cène Et Oise) dans l’auberge « Les Toiles d’Hubert G. » qu’un peintre raté, Hubert G. donc, avait créée puis, étant aussi peu doué en commerce qu’en art pictural, avait cédé à un jeune couple, les Sintesprih, pour quelques bouchées de pain. Il faut préciser que ce peintre, dont l’histoire n’a retenu que l’initiale du nom, n’exerçait son art ni à l’eau ni à l’huile, mais au beurre. Nous y reviendrons.

L’établissement, dont Monsieur et Madame Sintesprih avait conservé le nom, était situé entre la mairie et l’église du petit bourg. Il y régnait une agitation si peu commune que les animaux de la ferme voisine, propriété du maire Éric Arthur Blair, étaient venus proposer leur aide. En effet, Marie Sintesprih devait accoucher incessamment sous peu et l’instinct des bêtes, sans doute renforcé par la soudaine montée des eaux autour de l’auberge, les poussait à se blottir autour du futur nouveau-né qu’ils sentaient arriver. Rappelons ici que le chauffage central n’était pas encore inventé.

Joseph Sintesprih avait demandé à ses trois meilleurs amis, Melchior, Gaspard et Balthazar, de venir leur donner un coup de mains lorsque l’enfant serait là, disons vers le 6 janvier 0001. Et s’ils pouvaient porter un peu d’or, d’encens et de myrrhe, ce serait le pied. Ainsi fut dit et ainsi fut fait.

Comme ses compagnons habitaient assez loin, que la grève avait paralysé les chemins de fer et qu’on ne trouvait plus une goutte d’essence dans tout le pays, il leur faudrait partir dès l’année nouvelle de bon matin par les chemins peu sûrs tout enveloppés de brouillard et de neige. Heureusement, ils pourraient se munir de lampes rechargeables par câble USB et leurs vêtements étaient chauds.

Joseph étant un bon bricoleur, il avait fabriqué une énorme étoile lumineuse qu’il avait soigneusement fixé sur le toit de l’auberge tout en haut d’une très longue tige de fer torsadé fournie par le forgeron du village, un certain Ben Jaminfrankh’lin. Ainsi, ses amis auraient un excellent repère dans leur périlleux voyage.

Parvenus à ce point de l’exposé et outre quelques menus détails ouverts à une discussion pointilleuse, aucun fait relaté jusqu’ici ne donne lieu à polémique. Tous les historiens s’accordant volontiers sur l’exactitude de ce, qu’en ma qualité d’auteur de cette thèse, je nommerais tout naturellement « la mise en situation phénoménologique ».

Néanmoins, c’est à partir de maintenant que les choses se compliquent. Comme l’on dit vulgairement « c’est pas d’la tarte » ou, pour revenir au sujet de cet exposé, « c’est pas du beurre ». Voyons un peu.

D’abord, au sujet des trois amis de Joseph Sintesprih. La postérité n’en a retenu que trois, dont les prénoms sont cités ci-dessus. Mais, en réalité, des études plus pointues en la matière en révèle un quatrième, prénommé Archibald, dont la profession était nettement moins sexy. Formellement, si Melchior, Gaspard et Balthazar pratiquaient le noble métier de Rois Mages, au demeurant relativement courant en ce temps-là mais tout de même empreint d’une certaine aura, Archibald était, lui, homme-orchestre dans un obscur duo comique « Bang et Plouf » jouant alternativement l’un ou l’autre des rôles selon les publics et les circonstances.

De plus, il était l’auteur, sous le pseudonyme de Théodore Fermtag, d’un traité intitulé « l’arthrose dans le langage articulé – une autre utilisation du beurre » qui ne se vendit qu’à trois exemplaires.

Si l’on en croit certaines archives non encore tombées dans le domaine public, Archibald avait également été invité par Joseph à l’auberge « Les Toiles d’Hubert G. ». Mais, mal remit des festivités des réveillons de Noël et du jour de l’an (il avoua, plus tard, avoir un peu forcé sur le chouchen), il n’arriva à destination que le 7 janvier. Outre qu’il manqua ainsi les réjouissances de l’épiphanie (c’est Gaspard qui eut la fève), il se fit voler le petit pot de beurre et la galette qu’il avait apportés par civilité.

Nous voici enfin arrivés à la question originelle fondamentale. Malgré le nombre très modeste des spécialistes convaincus de l’existence d’Archibald, et puisque ni le petit pot ni la galette n’ont encore été retrouvés, une interrogation surgit : était-ce un petit pot de beurre ou bien de la margarine?

Si l’on n’a aucune trace des offrandes d’Archibald, l’auberge, elle, a été formellement identifiée et, d’ailleurs, elle existe toujours aujourd’hui (établissement Saintesprih, père et fils). Les méthodes modernes de datation et d’analyses ont non seulement permis de confirmer le lieu de la naissance de Jésus (à « Les Toiles Du Berger » et non, c’eût été comique, dans une étable – la confusion venant d’une erreur subtile de traduction des Saintes Ecritures entre les termes voisins « dans une étable » et « sous une table ». J’en ri encore), mais ont aussi révélé (les scellés des divers éléments relevés par la police de l’époque ayant été soigneusement conservés jusqu’à nos jours), entre autre, des traces de margarine. On notera avec intérêt qu’aucun reste, aussi infime fût-il, de beurre n’apparut dans les pièces examinées.

Cette importante découverte créa un véritable séisme dans le microcosme scientifique : et si Hubert G. n’aurait pas peint ses croûtes au beurre mais à la margarine, ce qui est plus difficile, certes, mais tellement plus joli ? De là à remettre en cause la chronologie d’apparition de ces deux substances il n’y avait qu’un pas que je fus l’un des seuls étudiants à franchir, du pied gauche parce que ça porte bonheur, le reste de la communauté scientifique, dans sa grande majorité, préférant étouffer les secousses d’une révolution conceptuelle en suivant les chemins balisés du conformisme. Car, ne l’oublions pas, ne l’oublions jamais, certains prétendent, aujourd’hui encore, que la margarine n’est apparue qu’au milieu du XIXème siècle ! Je pouffe…

Il semble, en réalité, qu’à l’époque d’Archibald le beurre n’était pas encore inventé ou ne fut l’apanage que de quelques privilégiés fortunés.

La margarine, donc, régnait.

Ce n’est que bien plus tard que la situation s’inversa. En effet, deux inventions concomitantes et décisives firent leur apparition : le fil à couper le beurre et le couteau à tartiner. Personne n’ayant eu l’idée d’inventer le fil à couper la margarine, les gens se mirent à tartiner du beurre. Et, de fil en couteau, le beurre détrôna sa concurrente.

Cette situation de monopole perdura pendant des siècles, jusqu’à la guerre de libération que j’évoquais au début de cette thèse et qui permit à la margarine, qui avait presque disparue, de se hisser au niveau de son ennemi, après bien des péripéties qu’il est superflu de rapporter ici.

Bientôt, l’armistice fut signé qui mit fin à la guerre et s’engagea alors une période d’harmonie et d’entente cordiale entre les ex-belligérants. J’ai même retrouvé, lors de recherches nocturnes, traces de mariages mixtes. Ah, que la vie était douce…

Mais ce bonheur ne dura pas. Une terrible épreuve toucha tout le monde : la peste barattée…

Elle décima pratiquement toute la population de Beurre et de Margarine ; seule une infime quantité de chacune des deux familles fut sauvée.

Un savant inventa, pour l’occasion, le couteau à margarine et on confia à l’un de mes ancêtres, sous la forme de deux tartines, les survivants avec mission de les mener en un lieu sûr et parfaitement décontaminé pour reproduction.

Mais, comme il était tard et qu’il était fatigué, mon aïeul s’allongea près d’un lac où il ne tarda pas à s’endormir, sa précieuse marchandise soigneusement disposée dans un sac étanche et isotherme à ses côtés.

Quand soudain, surgit un épervier noir !

…Heureusement, les éperviers n’aiment ni le beurre ni la margarine…

Denis Canton

Deuxième prix : Marie Lavoué

Une douce victoire

Ce matin, lorsqu’Anita se réveilla dans son lit aux couleurs roses pâles qu’elle détestait, sa première pensée fut que le jour tant attendu était enfin arrivé. Et elle ne put s’empêcher de le savourer d’avance. Elle était prête, elle était déterminée, et dans exactement quatorze heures, si tout se passait comme prévu, elle parviendrait au seul but qu’il lui restait depuis qu’elle était arrivée à la maison de retraite des Aubépines de Lannion : déguster une tartine de pain beurré.

Anita ne comptait plus les repas qu’elle avait pris ici, privée de cette douce satisfaction de la vie qu’elle avait toujours eue au petit déjeuner, en apéritif, à la fin d’un plat un peu fade, voire même en guise de dessert lorsque son fils Jean-Marie n’était pas là pour lui faire les gros yeux. Mais depuis que son fiston l’avait fichue à la porte de chez elle et amenée dans la maison de retraite des Aubépines, soi-disant pour que sa pauvre vieille mère vive « avec tout le confort qu’elle méritait », le goût du pain beurré avait peu à peu disparu de son palais, jusqu’à ressembler à un lointain souvenir, ou presque une histoire qu’on lui racontait lorsqu’elle était petite. A la place, elle n’avait droit, et qu’une fois par jour, à une margarine insipide sur une biscotte sans sel. La vie avait perdu la saveur qu’elle y trouvait lorsque ce simple plaisir était inépuisable.

Depuis sa chambre fleurie qui lui faisait horreur, elle n’avait cessé de chercher un moyen de s’approvisionner en beurre. Elle avait d’abord demandé à Jean-Marie de lui en apporter discrètement lors de sa visite hebdomadaire. Mais ce satané fils, qu’elle avait allaité, dont elle avait mouché la morve et changé les couches, qu’elle avait élevé toute seule, pour lequel elle avait dépensé son argent afin qu’il puisse devenir quelqu’un – qu’il était devenu –, ingrat qu’il était, ce maudit fils avait répondu que le docteur l’interdisait ! Le docteur ! Ce voleur qui avait suffisamment vécu de ses problèmes de cholestérol pendant toute sa carrière l’empêchait, alors qu’elle était à l’article de la mort, de profiter des derniers plaisirs qu’il lui restait. Et Jean-Marie préférait obéir à un étranger plutôt qu’à sa pauvre mère ! Qu’il aille au diable !

N’étant jamais aussi bien servie que par elle-même, elle se débrouillerait toute seule, comme elle l’avait toujours fait. Elle avait ainsi pris son déambulateur, son sac à main, son manteau et était sortie pour aller au magasin. Malheureusement, en maison de retraite, impossible de faire quoi que ce soit sans être suivi à la trace. La dame de l’accueil avait appelé Sandrine, une aide-soignante particulièrement pointilleuse et revêche (selon le point de vue d’Anita), qui l’avait accompagnée, sur le prétexte que le médecin (encore lui !) avait décrété qu’elle risquait de tomber si elle se déplaçait seule. Et évidemment, au moment de passer dans le rayon crèmerie du magasin, cette fichue bonne femme l’avait sermonnée et empêchée de mettre le précieux paquet dans le caddy.

Sa sortie ayant été un échec cuisant, elle passa à une nouvelle stratégie. Anita, complètement aigrie aurait dit son fils, ne parlait jamais à personne. Bien décidée à arriver à ses fins, et convaincue qu’il devait bien y avoir du beurre dans cette résidence, elle orna son visage du plus beau sourire (ce qui lui coûta beaucoup) et se renseigna auprès de ses voisines. Et c’est à cet instant qu’elle découvrit l’injustice dont elle était victime car toutes et tous n’étaient pas au même régime. Certains résidents avaient le luxe d’avoir du beurre, et tous les jours en plus ! Elle fit des efforts pour se lier avec une vieille qui perdait la boule et au bout de quelques jours, changea de place à table le midi pour être à côté d’elle. Elle venait de parvenir à négocier la petite plaquette dorée de sa voisine, encore enveloppée dans son papier d’aluminium, quand Sandrine, toujours la même, la repéra, la lui arracha des mains et fit passer le mot à tous les résidents et toute l’équipe qu’Anita était une voleuse de beurre et qu’elle ne devait en manger sous aucun prétexte.

Anita enrageait. Mais Anita était tenace. Et elle avait suffisamment vécu pour savoir qu’avec un peu de patience, elle arrivait toujours à ses fins. Elle décida de se faire oublier, d’endormir l’ennemi et d’agir au moment où il s’y attendrait le moins. En une journée, la vieille peau qu’elle était devint la plus charmante pensionnaire qui soit : elle mangeait ses repas sans râler, elle était aimable avec tout le monde et souriait quand on lui adressait la parole, elle venait aux animations ridicules proposées par la directrice et tapait même dans ses mains pour donner le change. Et surtout, elle ne parlait jamais, au grand jamais, de pain et de beurre. Le loup s’était transformé en agneau. Tout le monde, le fiston compris, y voyait le miracle de cette petite maison de retraite conviviale, avec des équipes dévouées et des moyens à la hauteur du coût de la chambre.

Anita riait intérieurement de leur naïveté. Elle profita de ces deux semaines de changement, qui l’amusaient énormément, pour espionner les allées et venues du personnel, repérer les trajets des chariots repas, comprendre où étaient les stocks, comment on y accédait. Elle s’entraîna à ouvrir sa porte et à se déplacer avec son déambulateur en faisant le moins de bruit possible. Elle nota les heures de coucher des résidents de son couloir, les rondes nocturnes.

Et ce matin-là, lorsque l’aide-soignante ouvrit son rideau, Anita sut qu’elle était prête pour son raid.

La journée se passa tranquillement. L’excitation montait progressivement. Les images des millions de tartines de pain beurré qu’elle avait mangées toute sa vie lui revenaient sans cesse, mais quant au goût, impossible de s’en rappeler. Elle avala sa salive. Elle devait rester concentrée sur son objectif. Ce soir elle braquerait le frigo et, si elle n’était pas prise sur le fait, elle ramènerait des provisions dans sa chambre.

Le soir arriva, elle se coucha comme d’habitude, mais en gardant cette fois-ci ses chaussettes et son dentier. Le bruit cessa petit à petit dans le couloir. Elle attendit patiemment jusqu’à 22h30, juste après la première ronde. Elle se leva alors avec précaution, glissa ses pieds dans ses mules, enfila sa robe de chambre et attrapa son déambulateur. Elle sortit sans un bruit, et avança avec précaution dans le couloir éclairé par la lumière verte des indicateurs des sorties d’évacuation. Elle mit une dizaine de minutes à rejoindre la salle à manger de l’étage. Elle la traversa et ouvrit la porte qui se trouvait au bout. La pièce était plongée dans le noir. Elle se remémora le trajet des aides-soignantes lorsqu’elles allaient chercher les portions dans ce local : trois pas (qui en valaient cinq pour Anita), et à mi-hauteur sur la gauche, l’armoire réfrigérée.

Elle retint sa respiration et avança.

« Mais qui est là-bas ! » cria une voix derrière elle. Zut, c’était celle de Sandrine qui devait être de garde cette nuit, Anita était repérée. Tant pis, il fallait tenter le tout pour le tout, ne pas renoncer si près du but. Anita fonça autant que son déambulateur le lui permettait. La lumière s’alluma soudainement dans la salle à manger.

« Mais c’est Mme Le Bris ! Que faites-vous là-bas ? Vous n’avez pas le droit vous savez ! C’est réservé au personnel ».

Anita ouvrit le frigidaire, pris une portion de beurre, et, aussi vite que ses gros doigts le lui permettaient, elle ôta le papier qui entourait le Graal doré et déposa celui-ci sur un morceau de pain qui traînait dans la corbeille sur sa droite. Puis elle se retourna et, son trophée à la main, fit face à Sandrine qui s’avançait à grandes enjambées vers elle. C’est alors qu’Anita enfourna en une bouchée la tartine beurrée, avec tout le dédain dont elle était capable, ses petits yeux étincelant de sa victoire arrachée sous les yeux de celle qui avait tant de fois contrecarré ses plans.

Mais à cet instant-même, alors qu’elle espérait retrouver les saveurs de son enfance, la chaleur des grains de sel mêlés à la douceur de la crème battue et au moelleux du pain blanc, elle fut saisit d’effroi. C’était impossible ! Pas ici ! Pas au prix qu’elle et son fils payaient les chambres ! Pas en plein cœur de la Bretagne ! Elle n’osait y croire. Quoi ! Lui infliger cela ? Que faire : recracher et entendre Sandrine ricaner et le lui rappeler jusqu’à la fin de ses jours ou jusqu’à ce qu’elle devienne sourde ? Mais l’avaler était un parjure à toute sa vie de bretonne ! Regardant Sandrine qui se précipitait sur elle, déjà prête à lui ouvrir le bec pour lui ôter le pain de la bouche, lui faisant déjà mille remontrances, Anita serra les dents et garda son visage victorieux tout en mâchonnant un temps qui lui parut infini cette maudite tartine de pain au beurre doux !

Marie Lavoué

Troisième prix : Alain Benedictus

« Sans »

Soaz est en face du docteur Le Gac. Il vient de lui rendre visite dans sa chambre d’hôpital, à Paimpol. Elle est guérie.
« Je suis très heureux pour vous, Madame Kermorvan, que cela soit enfin terminé »
Il lui tend le bon de sortie qu’il vient de signer et son ordonnance.
« Madame Kermorvan, il est impératif de bien la suivre ! Y compris ce que j’ai surligné en rouge ! Vous m’avez bien compris ? »
Soaz sourit au médecin et lui fait un léger signe de la tête. Elle est heureuse.
Nous sommes à deux jours de Noël. Gaëlle, sa fille, est venue la chercher et elle l’a reconduite chez elle.  A l’Armor Pleubian.
Soaz lit son ordonnance.
« Pour les médicaments ça va » dit-elle, « la pharmacie de l’hôpital m’a donné le nécessaire ».
« Et pour le reste maman ? » 
« Le reste ? »
« Oui le reste ! Ce qui est surligné en rouge ! »
« Je commencerai après Noël. » 
« Non maman, il faut commencer tout de suite ! Je vais m’en occuper ». 
Gaëlle est allée chez « Proxi », à « U, » à « Carrefour Express », et a fait tous les rayons « crèmerie » de l’ensemble des supérettes et supermarchés de la presqu’île de Lézardrieux.  Elle n’a pas trouvé ce qu’elle cherchait.
Et pourtant ça n’est pas faute d’avoir demandé :
« Est-ce que vous auriez du beurre … sans » ?
« Du beurre… sans » ? « Mais du beurre comme ça, on n’en a pas ici ! Il faut aller à Paimpol ! »
« Ah non ! J’en viens ! Et puis nous sommes dans le Trégor ici ! Je ne vais tout de même pas acheter mon beurre dans le goëlo ! » dit-elle en éclatant de rire.

Soaz avait décidé d’aller se confesser avant la messe de minuit et de se lever tôt pour aller à l’église Notre Dame de l’Armor. Elle voulait être la première, de manière à éviter la foule de toutes celles et ceux qui avaient quelque chose à se faire pardonner.
Le jour n’est pas levé mais c’est la pleine lune et la nuit est claire. La maison de Soaz est à Pen Lan, à la pointe de la presqu’île. Alors qu’elle marche sur le sentier du littoral, elle aperçoit une vieille femme au bord de l’eau.
C’est la groac’h Kribiniou, la « sorcière » du sillon de Talbert.
« Bonjour Soaz. Approche. Je sais qui tu es et où tu vas. Tu es la seule à ne jamais te moquer de moi. A ne jamais m’avoir accusé de voler le varech des goémoniers ou de déclencher les tempêtes. Pour cela je vais te récompenser ».
La groac’h s’est penché, a ramassé de la vase et en a fait une grosse boule. Puis elle a sorti un torchon de la poche de son tablier.
« Mais c’est le mien ! » c’est exclamé Soaz !
La groac’h a souri et a enveloppé la boule de vase dans le torchon.
« Retourne chez toi Soaz et pose cela sur ta table ».
Soaz n’a même pas eu le temps de la remercier. La groac’h avait disparu.

Gaëlle attend sa mère sur le parvis de l’église.
Elle est inquiète car la messe de minuit a commencé et elle n’est toujours pas là. Elle va chez elle, entre et allume la lumière.
Sur la table il y a un torchon avec un joli nœud.   
Gaëlle le défait, le linge glisse lentement. Gaelle n’en croit pas ses yeux. Au milieu du torchon il y a …  une belle motte de beurre !  Elle le goutte et sourit.
C’est du beurre doux !
Elle prend l’ordonnance qui est posée juste à côté et la relit.  Il y a bien indiqué et surligné en rouge par le docteur Le Gac :
« Régime sans sel, y compris le beurre ! ».

« Maman qui t’a donné ce beurre ? Maman ? Tu es là ? Tu vas rater la Messe ! Maman ? »

Alain Bendedictus

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