Morgan Large, journaliste victime de malveillance : “Je casse le roman agricole breton”

Journaliste à Radio Kreizh Breizh, Morgan Large a subi insultes, menaces et sabotage : des tentatives d’intimidations pour avoir dénoncé les dérives de l’agriculture intensive en Bretagne. Aujourd’hui, la journaliste souhaite porter plainte. Et compte poursuivre ses enquêtes.

Photo Vincent Gouriou pour Télérama

Publié le 09 avril 2021 à 16h00

Plus de cinq cents personnes étaient réunies pour soutenir Morgan Large dans la petite commune de Rostrenen (Côtes-d’Armor), mardi 6 avril. La journaliste de la radio locale Kreizh Breizh (RKB), qui enquête sur l’industrie agroalimentaire en Bretagne, a découvert, le 31 mars, l’une de ses roues de voiture déboulonnée. Elle revient sur cet inquiétant sabotage et s’alarme des menaces croissantes qui pèsent dans la région sur la liberté de la presse.

Était-ce la première fois que vous étiez prise pour cible ?
Non, ce n’est pas un événement isolé. Il y a eu une forme de montée en puissance de l’intimidation. Les premières tentatives étaient assez classiques, avec des insultes sur les réseaux sociaux, des coups de fil anonymes. Puis quelqu’un a ouvert l’enclos dans lequel se trouvent mes chevaux. Les portes de RKB ont été forcées. Ma chienne s’est fait empoisonner – heureusement, elle s’en est sortie.

Quand cet acharnement a-t-il débuté ?
En novembre, à la suite de la diffusion du documentaire Bretagne, une terre sacrifiée d’Aude Rouaux et Marie Garreau de Labarre. J’intervenais dans ce film au milieu d’autres témoins, mais je suis étonnamment la seule à avoir été inquiétée. Comme si j’avais été la réalisatrice alors que je n’en étais qu’une invitée.

De quoi témoignez-vous dans ce documentaire ?
J’y évoque une enquête que j’ai réalisée sur la politique régionale en matière avicole. Comme élue d’opposition dans ma petite commune, comme simple habitante et fille de paysans, aussi, je livre ma lassitude face à la banalisation du paysage, à l’intensification de l’agriculture. J’y déplore enfin qu’en Bretagne, on fasse du lait, du poulet ou du cochon qui soient exactement les mêmes qu’en Chine, en Ukraine ou au Brésil.

Ces attaques ont-elles entamé votre détermination à enquêter ?
Je ne vais pas m’excuser d’aimer mon métier. Je compte retourner sur le terrain. On attend des médias locaux qu’ils relaient gentiment les ouvertures de permanence de La Poste, les animations – du moins lorsqu’il y en avait encore. Surtout pas qu’ils aillent mettre leur nez dans des affaires économiques, parce qu’en Bretagne, l’économie est sacrée. On est les champions, quasiment la première région agricole d’Europe – premiers sur le porc, la volaille, le lait. La Bretagne nourrit 26 millions d’habitants alors qu’elle n’en compte que 3 millions. Les grands groupes agro-industriels et les élus ont fondé une famille, une corporation puissante où chacun se rend service. Ils ont tissé des liens et une communication qui servent un roman régional agricole. Et moi, je casse visiblement ce roman régional – pas tant moi, d’ailleurs, que les invités de mes émissions.

“L’industrie agroalimentaire investit énormément de publicité dans la presse quotidienne régionale, qui ne peut pas se fâcher avec ses annonceurs”

Tout le monde accepte-t-il de venir dans vos émissions ?
Tout le monde est invité, mais beaucoup refusent de venir. La presse professionnelle agricole est aux mains de groupes qui n’ont pas besoin de petits médias comme Radio Kreizh Breizh. Ils ont plutôt l’habitude de commander des articles en se demandant ce qu’ils vont leur rapporter. C’est de la communication, pas du journalisme. L’industrie agroalimentaire investit énormément de publicité dans la presse quotidienne régionale, qui ne peut pas se fâcher avec ses annonceurs.

Par ailleurs, il est effrayant de constater que l’argent public peut servir à acheter le silence des médias. Plusieurs communes ont un exercice de la démocratie pour le moins fantaisiste et nous ont déjà privé de leurs subventions. Un jour pendant une émission en direct, on donnait la parole à des opposants à la construction d’une porcherie. On avait proposé aux porteurs du projet de s’exprimer, mais ils avaient décliné. Le maire de la commune qui allait accueillir la porcherie a appelé. Il a annoncé la fin de sa dotation à la radio. Soixante-quinze euros, ce n’était pas grand-chose, mais mis bout à bout… Heureusement, le département et la région ne nous ont pour leur part jamais privé de leurs aides.

Des patrons de grandes coopératives agricoles avaient déjà tenté d’intimider ouvertement Inès Léraud, enquêtrice à Radio France. Dans une tribune collective à Libération en mai 2020, vous appeliez ainsi à défendre la liberté d’informer sur le secteur agroalimentaire. Avait suivi une lettre ouverte adressée au conseil régional de Bretagne...
La Région était à mon sens le meilleur niveau pour interpeller les pouvoirs publics. On exigeait une sanction contre toute entreprise qui entraverait la liberté de la presse, ce à quoi le président du conseil s’était engagé. Mais notre ambition était encore plus grande. On voulait créer un observatoire des libertés de la presse en Bretagne. Hélas, toutes ces tentatives de défendre des concepts larges demandent beaucoup d’énergie et – je ne sais si c’est le Covid, la lassitude ou le retour à nos vies normales –, on n’a toujours pas avancé sur ce plan-là.

En revanche, je suis enthousiasmée par la création de Splann ! Ce site auquel je participe, est inspiré de Disclose [pure player d’investigation français créé en 2018, ndlr] et sera entièrement financé par les citoyens. On s’est donné à fond pour imaginer cet objet qu’on ne pourra pas nous voler. La première enquête doit sortir d’ici deux mois. Ce qui nous réjouit aussi, c’est de pouvoir donner du travail à de jeunes journalistes, des pigistes qui en ont besoin et souhaitent traiter ces enquêtes difficiles en Bretagne.

“Si je porte plainte, c’est parce que je sens que la violence monte”

Vous sentez-vous aujourd’hui soutenue dans ce combat pour une presse libre ?
Au rassemblement à Rostrenen se trouvaient plusieurs maires qui ont enfilé leur écharpe – un soutien fort, qui signifie que la République se mobilise. Un conseil municipal a voté une motion pour la liberté de la presse. Côté agriculteurs – dont j’avais le plus besoin –, j’ai eu beaucoup de soutiens anonymes et la Confédération paysanne s’est mobilisée. Même Eureden [une coopérative agricole qui réunit Triskalia et Groupe d’aucy, ndlr] a répondu à un tweet d’Ouest-France en indiquant qu’elle soutenait la liberté de la presse. J’ai la chance de faire un métier protégé, je bénéficie aussi de l’appui de plusieurs syndicats et associations. Reporters sans frontières va m’aider à rédiger ma plainte. Et si je porte plainte, c’est parce que je sens que la violence monte. Je me fiche de savoir qui est venu chez moi, mais si on peut montrer que la justice est forte et qu’elle s’applique, c’est important. Je refuse que d’autres confrères soient touchés.

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