Remise de prix du concours de nouvelles du Salon Lire la Bretagne

Samedi 26 dans les locaux des Bretons de Saint-Denis s’est tenu la remise des prix pour l’édition 2021 du concours de nouvelles. Un moment très chaleureux et riches en échange qui on l’espère a pu ravir tout le monde.

Voici les lauréats de cette année :

Prix du jury :

Frédéric Ravanas – La dame de la pointe de Penmarc’h

Les autres lauréats ex-aequo :

Claude Chervet – Malo prend du galon

Aurélie Gac – Un meurtre si breton

Madeleine Martin – La sardine de la Turballe

Hervé Lossec  – « La Sardine » raconte sa jeunesse en pays léonard

Voici leurs nouvelles, que nous publions ici avec leur aimable autorisation et pour notre plus grand plaisir ainsi que le vôtre.

Frédéric Ravanas – Prix du Jury

La dame de la pointe de Penmarc’h


Elle vivait dans une poubelle et ça lui plaisait.
Pourtant dans cette cour des miracles où les cafards grouillaient, elle aurait pu ne pas se
sentir à sa place. Mais elle faisait contre mauvaise fortune bon cœur. Et si elle sentait le
hareng, comble du déshonneur pour une personne de sa condition, elle n’en faisait pas
cas et ne se départissait pas de son énigmatique sourire à la Mona Lisa. Bientôt, ses plus
proches voisins, naguère plein de morgue à son égard, fondirent devant tant de
gentillesse. La Scarole, vieille laitue défraîchie et Willy Sorin dealer de mogettes
devinrent ses amis. Mais, si elle fut petit à petit acceptée par tous, il restait une question
brûlante à laquelle personne ne pouvait répondre. Comment, oui comment, la dame de
la pointe de Penmarc’h, Nasdrine de son prénom, avait-elle pu tomber si bas? C’est ce
qu’elle nous conta un soir sous les reflets blafards des pleins feux d’une voiture que son
propriétaire négligent avait oubliés d’éteindre.
« Ma famille fait partie d’une lignée d’armateurs qui a fait fortune en sillonnant les mers
et qui suite à des revers financiers fut mise au placard par la haute société. Comment
retrouver notre lustre d’antan et avoir de nouveau nos entrées? C’est la question que se
posait constamment mes aïeux. Un soir, dans notre écrin en tôle, serrés autour de la
lampe à huile, mon père prit la parole.
– Nous n’avons plus les moyens de nos prétentions, il va nous falloir innover.
– Où veux-tu en venir cher père ? As-tu une idée ? lui demandai-je
– Toi seule Nasdrine, notre fille, peut nous sortir de là. Avec tes dix-huit printemps et ton
teint clair à peine rosé par les embruns, tu as la beauté insolente de ta mère quand je l’ai
rencontrée. Les hautes lignées sont friandes de nouveauté, d’exotisme. Tu seras à leurs
yeux ce que fut Joséphine de Beauharnais pour Napoléon. Tu seras…tu seras…. la
dame de la pointe de Penmarc’h à qui personne ne résiste !
Ma mère eut un haut le cœur.
– Tu demandes donc à notre fille de se donner pour favoriser tes intérêts ?
– Que dis-tu là, méchante femme ! Un peu d’esprit permet d’éviter tous les
désagréments. Il suffit de préparer ta fille en conséquence.
Dans notre placard du fond de la cave, je fus ainsi entraînée par mon père pour le jour
fatidique où la chance nous sourirait. Il utilisa pour cela une méthode des plus
originales. Il choisit ce qu’il connaissait le mieux, la littérature et la poésie. Munie de ce
bagage culturel, la fleur au fusil, et ma crinoline en guise de ceinture de chasteté, on me
décréta fin prête à entrer dans les citadelles les plus inexpugnables.
Un samedi soir, le destin frappa enfin à notre porte. Le placard s’ouvrit brusquement.
Une main empressée nous attrapa lestement et descella d’un coup sec notre prison de
tôle. Nous échouâmes ensuite dans une pièce inondée de lumière, aux planchers de
verre transparents, à l’enseigne Whirpool racoleuse. Etions-nous dans l’obus envoyé sur
la lune par Impey Barbicane, personnage de Jules Verne ? Je ne sais. Il faisait par contre
un froid sibérien. Michel Strogroff et la cour de Russie nous attendaient certainement.
– Tiens, voilà de la compagnie, annonça une voix criarde.
– Je suis le Comte de la pointe de Penmarc’h, qui êtes-vous mon bon monsieur ?
– Je suis le Connétable, pour vous servir, ou du moins servir mes maîtres, dit la voix
soudainement mielleuse.
Ah vous avez des accointances avec les maîtres de maison ? Vous pourrez alors peut-être nous aider ? Nous tenons à leur présenter notre fille. Effectivement répondit le Connétable avec un sourire de connivence à nos voisins de
rayon, voilà une bien jolie personne. Un petit conseil si vous le voulez bien…
– Faites, faites, nous sommes toutes ouïes
– Nos maîtres n’aiment pas attendre, installez-vous en première ligne devant la porte, la
beauté de votre fille sera tout de suite repérée. Vous autres, laissez passer la châtelaine !
Tout de suite la foule empressée se déplaça pour nous laisser la première place. Aucun
bizarrement n’émit la moindre objection. La porte s’ouvrit alors brusquement avec un
bruit de succion de joints. Une main apparut, posa brutalement une coupelle et referma
l’habitacle. Dans le plat se trouvait la carcasse d’un demi-lapin cuit agonisant.
– Helle hoheuh, ih m’ont à moitié déhoré ! prononça difficilement le rongeur.
Je compris alors en un éclair ce qui m’attendait à l’extérieur. Je criai.
– Horreur, nous avons à faire à des cannibales, retournons au fond du compartiment !
Mais là personne ne nous laissa passer loin s’en faut.
_ Vous êtes pris dans la nasse, dit alors Le Connétable de sa voix de nouveau criarde.
Vous êtes à la merci de leurs estomacs, comme nous tous ici, et maintenant en première
ligne. Peloton d’exécution, pointez !
Tout se passa alors comme dans un film au ralenti…. Le temps s’arrête. La porte
s’ouvre de nouveau. Une lumière blanche nous aveugle. Une main me prend, me dépose
dans une coupelle et m’oublie dans un coin de cuisine. Je suis seule, toute seule !
paniquée ! Je regarde autour de moi. Je vois alors d’autres mains qui déposent sur le
plan de travail toute ma famille ainsi que d’autres habitants de la navette Whirpool. Je
leurs fais un signe discret. Ils ne me répondent pas. Et puis au silence succède la
tempête. Une escouade d’hommes armés jusqu’aux dents tout de blanc vêtus les prend
un à un et les mets dans un mixer. Je vois alors avec horreur toute ma famille petit à
petit se transformer en une bouillie infâme. La dernière image de mon père est celle de
sa belle tête à l’œil charbonneux qu’un coup de lame cisaille en deux morceaux de chair
inerte. Le cri d’horreur poussé par lui s’arrête net, supplanté par le son macabre du
hachoir. Une soucoupe est remplie de cet houmous familial accompagné de petits
croûtons puis un serveur prend le contenant et s’approche d’une porte à deux battants qu’il
ouvre. J’entends alors des bruits de couverts et des discussions animées. Je comprends
que se trouvent là les convives que mon père rêvait de rejoindre. Mais il y va les pieds
devant ! Que faire ? Soudain, il y a une sorte d’effervescence dans la salle de réception
et j’entends :
Pour clôturer la soirée, nous demandons le mets de choix de votre carte : un tataki de thon de Kobé au sésame. Je vois le cuisinier et ses commis paniqués. Il ne reste plus ce type de denrée en cuisine… C’est alors que l’on me remarque sur le coin de la table de travail. Nous avons peut-être une solution, dit le chef. Dans la salle, ce ne sont pas de grands
connaisseurs et les grands crus ont fait leurs œuvres, cette belle pièce fera l’affaire.
Je pousse alors un cri d’effroi.
– Non, n’approchez pas ! Je vous l’interdis, meurtriers, tortionnaires !
Il me regarde les yeux ronds, stupéfaits. L’ensemble de la brigade s’approche.
– Vous avez tué toute ma famille. En l’espace d’un instant, j’ai perdu toute mes
illusions, toute ma jeunesse !


Le temps se fige et soudain, un miracle se produit. Je vois le chef étoilé me regarder
amoureusement la larme à l’œil.
– C’est sublime ! Je pressentais que cela était possible, et cela se vérifie enfin ! Cuisiner
c’est donner un supplément d’âme à toute chose, c’est proposer, créer et espérer une
réponse, et toi tu t’exprimes! Tu seras ma pièce maîtresse, ma plus belle création !
Il me prend alors avec délicatesse et avec des gestes sûrs, tendres et minutieux, il me
prépare pour donner à ma beauté tout son éclat. A chaque geste, il me questionne :
« Cela te convient-il ? Que te faut-il de plus ? » Je réponds d’abord timidement, sur mes
gardes, puis petit à petit se tisse une étrange complicité entre nous. Après des bains
successifs dans différentes vasques aux essences capiteuses, on me love dans un écrin
de verdure. Une couronne de gingembre pailletée de sésames donne à mon port de tête
un surcroit d’élégance. En essuyant une larme, il me dit alors d’une voie étreinte par
l’émotion : « Va ma belle, suis ton destin, je ne t’oublierai pas. » Il me prend par la
main comme on amène sa fille à l’autel, entre avec moi dans la salle d’apparat et
annonce :
– Et voilà le clou de cette soirée gastronomique, mon œuvre ultime !
Une salve d’applaudissement répond à cette invite. Il me pose alors sur la grande table
et dit :
– Bon appétit mesdames, messieurs !
Je comprends alors quel va être mon sort. Je pousse un cri d’épouvante : « Au secours !
On m’assassine ! »
Il y eut alors 4 coups de sonnettes stridents et j’entendis : « Police, veuillez nous
ouvrir ! »
Cette réception était une soirée clandestine organisée au mépris des règles sanitaires anti
COVID. Tous furent arrêtés et verbalisés, notamment un ministre du gouvernement ici
présent, ce qui créa un scandale sans nom et fit, il faut l’avouer, des gorges chaudes.
Pour ma part, je fus jetée dans une benne où je trouvais refuge… Après avoir été mis en
boîte, au placard, puis au réfrigérateur, connu l’horreur des cuisines de la mort puis
manqué d’être suppliciée pour le bon plaisir des grands de ce monde, me voilà enfin dans
une poubelle, où qui l’eût cru, je me sens bien. La beauté n’est pas forcément où on la
cherche.
Voilà contés les tours et détours de ma vie de sardine qui voulait sortir de sa boîte pour
rencontrer les huiles.

Claude Chervet – Malo prend du galon

Je ne suis pas une sardine comme les autres. Sinon, ça ferait belle lurette qu’on m’aurait allongée dans une boîte en métal, collée entre deux congénères. Celles qui passent leur vie serrées dans la mer et leur mort serrées dans la boîte. On trouve ça normal qu’une sardine soit constamment coincée entre des écailles étrangères. Jamais d’intimité, jamais de calme. Pas même après la mort.

Je m’appelle Malo et j’ai soixante ans.

Je n’ai jamais eu l’explication de ma différence mais je suis convaincu que j’ai avalé de la rogue de morue pas nette en grande quantité. Un truc sorti d’un laboratoire ou d’une usine agricole, allez savoir… Je me souviens. J’étais encore un alevin. J’étais retourné près des côtes avec les autres jeunes. On nageait dans une eau opaque et marronnasse. Les autres fermaient la bouche. Ils ne voulaient manger que du plancton. Mais moi, j’ai goûté et ça m’a vachement plu et j’en ai avalé beaucoup. J’ai même failli mourir d’indigestion. Quand on a rejoint le banc des adultes, j’étais déjà différent. Je n’aimais pas qu’on me colle aux basques tout le temps. Je donnais des coups de queue à droite et à gauche pour qu’on arrête d’empiéter sur mon espace vital. Les autres ne réagissaient pas. Ils se laissaient taper dessus sans le moindre mouvement d’humeur. Ils restaient ensemble. Qu’est-ce qu’ils m’énervaient !

Alors, je suis resté en marge. La nuit, pendant la migration verticale, alors qu’ils montaient vers la surface à la recherche du plancton, je restais plus bas. Je ne m’éloignais pas trop parce que je ne pouvais pas survivre sans eux. Seul, j’étais une proie bien trop évidente pour les prédateurs. Mais j’aimais bien nager en eau libre sans frôler une nageoire ni tomber sous le regard éteint de dizaines d’yeux. Je ne prenais mes repas avec eux qu’au cours des pêches parce que je n’étais pas friand de plancton. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas encore de bolincheurs. On nous pêchait avec des filets et on nous appâtait. Évidemment, les autres débiles ne comprenaient pas que les humains nous chassaient et ils se laissaient facilement enfermer. Ils terminaient leurs jours dans une conserverie avant même d’avoir terminé leur repas. Moi, je reniflais les œufs de poisson bien avant les premiers. Je fonçais avant le banc, j’avalais rapidement ce que je pouvais et une fois qu’ils m’avaient rattrapé, je plongeais bien en dessous pour éviter le piège.

Cette vie monotone m’a comblé pendant quelques années. Je mangeais, je me baladais, je rêvassais, je dormais. C’est la gourmandise qui m’a fait tenir, je pense. Parce que c’est quand les bolincheurs sont arrivés que j’ai décidé de changer de vie. Avec eux, les humains se sont mis à nous pêcher sans même nous appâter. Ils nous repéraient avec un sonar, nous encerclaient et nous attrapaient. Non seulement, ça m’était beaucoup plus difficile de leur échapper mais, en plus, je n’avais plus que du plancton à me mettre sous la dent. J’ai vécu une période d’anxiété intense. J’étais constamment stressé. Sans doute autant que ceux qui se faisaient coincer. On n’imagine pas la terreur des sardines prises dans une senne. Leurs centaines d’yeux affolés hantent encore mes nuits. Enfin… C’est du passé tout ça… Un jour qu’un sardinier nous a pris d’assaut, je me suis éloigné. J’avais décidé de tenter l’aventure. Je partais seul à la recherche d’un dauphin. J’avais déjà eu l’occasion de communiquer avec certains d’entre eux. Ils étaient les seuls qui avaient consenti à m’écouter sans forcément chercher à me dévorer. Je les intriguais.

J’ai eu la chance d’en croiser un dans la journée. J’ai tenté mon va-tout. Je lui ai demandé de m’avaler pour me recracher près des côtes. Je n’avais pas de plan, juste tenter d’approcher d’autres types d’humains que des pêcheurs et compter sur ma bonne étoile. Le dauphin a compris. Il avait bien mangé et cherchait une distraction. Ma requête l’a amusée. Il m’a fait comprendre que mettre mon avenir entre les mains des humains était une entreprise extravagante mais il consentait à m’aider. Il a ouvert grand son rostre et j’y suis entré.

Le facétieux dauphin a sauté très haut et m’a jeté sur les genoux d’un humain. À ce moment-là, je crois que je me suis évanoui parce que la suite immédiate reste floue. Je l’ai reconstruite car celui que j’appelle aujourd’hui mon sauveur l’a fréquemment racontée. Si je suis encore là, lui n’est plus de ce monde. C’était un artiste. Ce jour-là, il se trouvait seul dans sa barque à ruminer. Il vivait une phase dépressive, sans travail, sans entrain, sans envie. Il voguait sur des ondes suicidaires. Il a vu un signe dans mon apparition et il a voulu me sauver. Sur le chemin du retour, son humeur a changé. Il tenait une idée. Il allait proposer des illustrations pour les boîtes de sardine. Il habitait à côté d’une conserverie.

J’ai repris mes esprits dans un baquet rempli d’eau de mer. L’humain que ce dauphin avait mis sur mon chemin n’était pas un prédateur. Il me nourrissait. Rasséréné, j’ai attendu. Certes, je disposais de peu d’espace mais ce lieu était temporaire. L’artiste me rendait visite et me parlait. Je le comprenais. Bien sûr, l’inverse n’était pas vrai. Je n’en attendais pas tant.

Il m’a appris que je vivais en Bretagne, dans le Finistère, à L’Hôpital-Camfrout. Il lui était important de se localiser précisément. Il répétait souvent ces mots. C’est lui aussi qui m’a parlé des conserveries et du sort auquel j’avais échappé. Et c’est encore lui qui m’a donné mon nom, Malo. Il m’a expliqué que c’était à cause d’un saint, une sorte d’humain exceptionnel, un peu comme moi. Il m’a montré le premier dessin de moi, celui qu’il allait soumettre. J’avais l’œil pétillant, la queue frétillante et audacieuse. J’étais splendide.

Mon artiste a prospéré. Son idée a plu et ses dessins se sont très bien vendus, « jusqu’à Quiberon ! » s’exclamait-il. Il répétait qu’il avait fait de moi une star. Moi, j’ai fait sa renommée et il ne s’est pas montré ingrat. Il m’a construit un bassin dans le jardin. Il a même prévu la suite. Quand il s’est rendu compte que je lui survivrais peut-être, il a pris soin de me faire figurer sur son testament. Il ne faisait pas de moi un de ses héritiers, non, mais il obligeait ses descendants à prendre soin de moi et de mon bassin. Car il savait qu’il n’avait pas croisé la route d’un vulgaire pilchard. Moi non plus, je n’avais pas rencontré un humain lambda mais je ne pouvais malheureusement pas le lui exprimer.

Soucieux de mon bien-être et attentif à mes demandes, il a testé divers aliments et il a rapidement compris que j’avais un faible pour la rogue de morue. J’en mangeais presque tous les jours ! En outre, il a introduit peu à peu quelques compagnons dans mon bassin afin que la solitude ne me pèse pas. Comment savait-il qu’une sardine, même si elle souffre de vivre dans un banc trop fourni, a besoin de compagnie ? Il a introduit quelques individus, un mélange de mâles et de femelles, qui sont à l’origine de notre communauté actuelle. Ces camarades, pêchés au hasard de ses sorties, se sont souvent révélés d’une intelligence médiocre mais j’ai su en éduquer quelques uns et ils m’ont été d’un commerce agréable.

En somme, j’ai réussi. J’ai échappé à la barbarie de la vie en pleine mer. J’ai quitté un banc surpeuplé qui m’étouffait. J’ai survécu à une aventure culottée à l’issue de laquelle j’ai retrouvé une vie paisible entourée de sardines amicales. Je regrette seulement de ne jamais avoir eu d’alevins. C’est peut-être la saleté que j’ai mangée dans mon jeune âge qui m’a rendu stérile. J’ai dû me contenter des alevins des autres mais ils m’ont offert beaucoup de joie. Parmi mes nombreux élèves, certains se sont avérés brillants. Malheureusement, je les ai tous vu disparaître. Ma longévité extraordinaire n’est pas toujours une bénédiction. Je me console en me disant que j’ai une tâche de transmission.

Plus aucun être humain ne vient discuter. On s’approche régulièrement du bassin pour raconter mon histoire et vanter mon grand âge mais on ne s’adresse pas à moi. D’ailleurs, seule la famille de mon sauveur croit à mon âge. Les autres pensent qu’ils ont construit une légende pour mieux vendre mon image. Personne n’est venu m’étudier.

Je touche peut-être à la fin de ma vie. Il m’a pris l’envie de raconter tout ça et ça m’a rendu un peu maussade de remuer ces souvenirs. Je me souviens de la mer… Est-ce que j’ai bien fait ? Est-ce que je n’aurais pas dû simplement quitter le banc en nageant vers le large ? Au lieu de ça, j’ai suivi un parcours hors du commun pour finir ma vie dans un bassin. Et j’ai décoré les cercueils de métal de mes semblables. Ne croyez pas que l’ironie de ma destinée m’a échappée. J’essaie de ne pas y penser. C’est tout. Je ne suis pas un traître !

Allez, ça ne me ressemble pas, ça, de broyer du noir. Si la vie du bassin était un enfer, je n’aurais eu qu’à sauter hors de l’eau et c’était fini ! Mince, tout de même, une sardine qui mange tous les jours des mets délicats et qui ne craint jamais de se faire manger, c’est prodigieux ! Et une star chez les humains, qui plus est ! Il paraît que ça compte. Comme j’aimerais que le dauphin qui m’a aidée le sache. Il est peut-être encore en vie lui aussi.

J’ai tout de même un regret. J’aurais voulu dire à mon sauveur que je suis une femelle. Je ne lui en veux pas de ne pas l’avoir décelé. C’est facile pour les humains de se tromper puisque les femelles sont plus grandes que les mâles, ça ne rentre pas dans leurs cases ; ils ne se posent pas la question. Je me suis donné un nom. Soizic. Ça veut dire « libre ».

Aurélie Gac – Un meurtre si breton

1.Empoisonnement avec sardines : une affaire lorraine.

L’inspecteur Le Guen était perplexe. Il n’aurait pas su dire ce qui le surprenait le plus : la victime, empoisonnée par le l’hydromel frelaté ou la boîte de sardines, retrouvée dans sa main. Les deux joggers qui l’avaient trouvé, ce matin, sous un banc du parc Sainte-Marie de Nancy, n’avaient pu lui apporter de réponse. Ils avaient trouvé le bonhomme, lors de leur séance de footing : il était déjà accompagné de sa bouteille cassée et de sa conserve de poisson.

Depuis qu’il était arrivé en Lorraine, quarante ans plus tôt, les affaires de meurtres avaient émaillé sa carrière, mais celle-ci était assurément la plus intrigante. Lui, le breton passé à l’est pour l’amour d’une belle mosellane, ne pouvait y voir qu’un signe du destin. Il partait en retraite dans deux mois et héritait, pour sa dernière affaire d’homicide, de l’ancêtre du chouchen et d’une boîte de sardines à la marque improbable : « Les Sardines Vengeresses ».

Aussi, suivit-il son instinct en demandant à l’équipe de la police scientifique de commencer leurs relevés par la conserve métallique. Le Guen, qui avait vécu comme un effet de mode l’arrivée de la science dans la résolution des enquêtes, reconnaissait bien volontiers maintenant que ces techniques avaient leur utilité : les scientifiques analysaient, lui déduisait. Cette répartition équitable des tâches convenait très bien à Maya, la cheffe de l’équipe scientifique, qui décida de s’occuper elle-même des poissons.

Quelques heures plus tard, Maya appela Le Guen et lui laissa un message : elle n’avait rien trouvé sur la boîte. C’était déjà surprenant en soi mais le plus intéressant restait son contenu, plus qu’inattendu. Le Guen la retrouva dans son bureau, au commissariat du boulevard Lobau. Pour pouvoir avancer plus vite dans cette affaire, il laissa des messages demandant à Dani, le médecin légiste et à Yves, son coéquipier de les rejoindre.

Le Guen commença à parler. La victime s’appelait Sébastian Prigent, né à Brest en 1978. Il avait fait ses études de médecine là-bas et s’était installé rapidement en Lorraine après, pour ouvrir son cabinet d’urologie. Il était divorcé et avaient deux enfants, qui avaient coupé les ponts avec lui, depuis longtemps.

Dani prit la parole : comme il l’avait supposé, ce matin, en observant le corps, c’était bien un empoisonnement à l’hydromel. Il n’y avait aucune trace sur la dépouille, qui pouvait laisser supposer une quelconque contrainte physique pour absorber le breuvage : Prigent l’avait ingurgité seul ! Était-ce sous la menace d’une arme ? Sans le pouvoir le jurer, Dani pensait que non, car la victime avait eu le droit à une gâterie, peu de temps avant : il avait trouvé des traces de rouge à lèvres sur sa braguette de Prigent, mais aucun ADN.

Maya prit le relais. Le petit veinard avait été retrouvé avec un drôle de cadeau : les « Sardines Vengeresses » était une marque, qui n’existait pas ! La boîte semblait d’ailleurs être une production unique, fabriquée et peinte à la main. Cela démontrait une certaine dextérité de l’auteur : les dessins et le vernis avaient été si bien peints et posés, que c’est seulement en observant la conserve au microscope, qu’elle avait pu en voir les défauts.

L’intérieur de la boîte était bien plus passionnant : elle n’y avait trouvé aucun poisson, mais une poupée minuscule, avec de l’adhésif sur la bouche. Le jouet était accompagné d’une inscription, gravé au fond de la boîte : « Les sardines ne peuvent plus raconter qui sont leurs assassins, mais moi,  je le sais ! ». Le Guen pensa tout haut : « Assassins est au pluriel… Qui notre bonhomme est-il sensé avoir tué ? Et avec l’aide de qui ? ».

2. Empoisonnement avec sardines : une affaire bretonne.

Yves l’interrompit : « Je peux expliquer le pluriel ». Ses trois collègues l’écoutèrent expliquer qu’un autre meurtre avait eu lieu, un an plus tôt, à Brest avec le même breuvage et le même type de conserve : l’équipe sur place n’avait rien trouvé, mais ils arrivaient le lendemain matin, par le premier train. Le Guen se proposa de servir de chauffeur, aux collègues bretons, qui arrivaient et puis de se retrouver, le lendemain, à neuf heures.

Quand Anne Fustec, l’inspectrice en charge du dossier brestois, rentra dans le bureau de Le Guen, elle demanda à son adjoint Florian, de détailler le premier dossier à tous. La seule différence entre les deux dossiers était le lieu où la première victime, Yann Quiger, professeur de philosophie, avait été retrouvé : pas dans un parc, mais dans une cabine du tout récent téléphérique de la ville, par le technicien qui en faisait l’inspection matinale.

Les inspecteurs eurent la même idée : si les deux morts étaient identiques, les victimes avaient déjà dû se croiser ! Aussi, fut-il décidé d’éplucher leur parcours, à la recherche de points communs. C’est Florian qui trouva : les victimes avaient fréquenté le même collège.

Bien que cela fut mince, Fustec téléphona à ses hommes restés en Bretagne, pour qu’ils aillent interroger le principal, de cet établissement scolaire. De son côté, Le Guen demanda à Yves de vérifier le casier de Prigent: si quelqu’un avait voulu régler un vieux solde, datant des années collèges, c’est que l’affaire ne devait pas être jolie. Tous trouvèrent la réponse en même temps : Prigent et Quiger avaient été poursuivis, comme mineurs, pour avoir entraîné la mort de deux de leurs camarades, par asphyxie. Les deux s’en étaient tirés grâce à l’excuse de minorité, mais surtout grâce à l’intervention d’amis très bien placés, de leurs parents.

3. Une sardine raconte.

La décision fut prise de chercher dans l’entourage des deux enfants décédés, une personne capable de peindre et de travailler le métal, comme cela avait été fait pour les boîtes de sardines. Il fallut deux jours à l’équipe pour trouver : Ana Hervé, née Le Cam, sœur d’Alban, retrouvé mort asphyxié, durant son année de sixième. Elle était maquettiste, spécialisée dans la reproduction de miniatures et avait sa boutique à Sarreguemines, pas loin de Nancy.

Quand elle fut ramenée au commissariat, il ne fallut pas longtemps à Le Guen et Fustec pour qu’elle se mette à parler : elle en avait besoin. Elle raconta qu’elle avait été au collège, quasiment la même année que Prigent et Quiger : elle n’avait un an de plus qu’eux seulement. Elle expliqua comment les deux terrorisaient tout le monde avec leur jeu de la « sardine », qui consistait à enfermer leur victime, la sardine, dans un des casiers de la chaufferie et de ne la libérer, qu’après qu’elle se soient tu pendant une heure, malgré sa peur. Si la « sardine » parlait du fond de sa boîte, elle repartait pour une heure complète !

Ana précisa qu’elle était l’une des rares élèves à leur avoir échappée. Pour faire parti des chanceux épargnés, il fallait soit être plus costaud que ces deux brutes, ce qui était plutôt compliqué vu leur corpulence, soit être plutôt jolie et qu’ils aient envie de coucher avec vous. C’était son cas !

Les deux étaient intouchables, malgré les plaintes : le père Prigent était l’adjoint du préfet, quand celui de Quiger se trouvait être le plus gros employeur du coin. La direction du collège n’avait donc rien fait, tout comme ses parents quand elle les avait supplié, à la fin de sa troisième, de ne pas y scolariser son petit frère Alban. Plus petit que les enfants de son âge et d’humeur plutôt rêveuse, son frère correspondait pleinement aux critères des deux adolescents tyrans. Lui et son copain d’infortune, Maël Le Bihan, avaient donc prit cher, dès leur rentrée en sixième.

Après qu’ils lui ont tout raconté de sa vie de « sardine », elle s’en était retourné parler à ses parents, qui n’avaient toujours rien fait. En désespoir de cause, elle avait été voir les deux bourreaux pour négocier la grâce de son frère et de son ami. Comme elle s’y attendait, ils lui avaient demandé ce qu’elle leur avait toujours refusé. Ce soir-là, après qu’ils lui aient juré de ne plus toucher ni à son frère, ni à son copain, elle accepta de rejoindre les deux adolescents de quinze ans chez Prigent, où elle les laissa la violer. Elle venait de fêter ses seize ans.

Le lendemain, elle avait été trouver Alban pour lui dire que tout irait bien désormais et ce fut le cas pendant deux semaines environ. Un soir, alors qu’elle sortait du lycée, Prigent l’attendait: ils voulaient remettre ça. Elle refusa en lui disant qu’elle avait respecté sa part, mais rentra chez elle apeurée. Le lendemain matin, ses parents reçurent le coup de téléphone, qui allait détruire sa famille : son petit frère et un autre enfant venaient d’être retrouvés morts dans leurs lits, par les surveillants de l’internat.

4.La vengeance d’une sardine se consomme avec modération !

Fustec ne put retenir un juron, à l’encontre des deux tortionnaires et violeurs. Ana continua, en leur expliquant comment elle s’était décidée à agir. Elle leur expliqua que par hasard, Quiger s’était retrouvé dans sa boutique et que malgré son changement de nom et d’allure, il l’avait immédiatement reconnue. Elle y avait vu son ultime chance d’agir.

Elle raconta l’avoir littéralement dragué. Il n’avait pas changé et était toujours aussi « sentimental ». Malgré le dégoût qu’elle avait ressenti, elle avait commencé à coucher avec lui. Il fallait le mettre en confiance pour qu’il lui dise où trouver Prigent. Il s’était d’abord montré méfiant, mais l’idée d’un plan à trois lui avait fait lâcher l’info lors d’un week-end, où elle avait accepté de le suivre en Bretagne. Le soir même, elle avait de nouveau couché avec lui pour le faire boire plus facilement sa potion, qu’elle n’avait eu aucun mal à préparer, grâce à ses études de chimie. Elle avait attendu quelques mois pour Prigent, afin de ne pas attirer l’attention. Les mêmes causes avaient donné les mêmes conséquences : il avait suffi qu’elle écarte les cuisses pour le faire chuter.

Ana fut emmenée par l’agent, qui attendait devant la salle d’interrogatoire, pour être transférée. Fustec et Le Guen pensèrent que c’était une sale affaire, qu’ils auraient préféré ne jamais résoudre. Il y en avait de plus en plus.

Le lendemain, alors que les deux équipes se saluaient une dernière fois à la gare, Yves arriva essoufflé et leur tendit une tablette, qui diffusait en direct une chaîne d’informations. La présentatrice annonçait que la circulation dans la ville de Brest était coupée par une manifestation géante, sur le pont de Recouvrance. Le journaliste, dépêché sur place, ne pouvait pas expliquer ce qui animait les manifestants, qui scandaient : «  Tous des sardines ! Tous avec Ana ! Justice pour Alban et Maël, pas pour leurs tortionnaires ! ».

Les deux inspecteurs sourirent : cela serait utile pour Ana d’avoir l’opinion avec elle. Il était temps que la justice fasse son travail, dans cette affaire et cette fois-ci, elle n’avait pas d’échappatoire : la solidarité bretonne était en marche !

Madeleine Martin – La sardine de la Turballe

De début mai à la fin août, il partait tôt le matin, pêcher la sardine au large de la Turballe et quand il rentrait au port, sa femme récupérait le fruit de sa pêche, qu’elle installait sur sa charrette à bras. Puis elle s’en allait par les rues en criant : « A la bonne sardine fraîche ! Demandez ma belle sardine ! Regardez moi-ça, si elle pas belle ma sardine ? « .

Elle faisait une halte devant l’école, à l’heure de la sortie et sa fille venait la rejoindre, pour encaisser les sous, pendant que la mère servait les clientes. « Allez mesdames, une bonne fricassée de sardines pour ce soir et vous m’en direz des nouvelles !  » Et les mamans qui n’avaient rien prévu pour le dîner, s’arrêtaient devant l’étal ambulant.

A l’école le lendemain, la fillette était moquée pendant les récréations. Les autres enfants l’appelaient : « la sardine » et ce nom lui resta. Du reste, il lui allait fort bien, étant atteinte d’une myopie sévère, elle portait des lunettes rondes, dont l’épaisseur des verres donnait à ses yeux, un aspect globuleux faisant penser à ceux d’un poisson. En outre, chaque fois qu’elle voulait parler, elle marquait un temps d’hésitation, pendant lequel sa bouche s’ouvrait et se refermait, sans qu’aucun mot ne sorte. S’agissait-il d’un tic, ou de timidité ? Personne ne s’en soucia, elle s’appelait définitivement La Sardine.

Puis il advint qu’elle plut à un cafetier, celui qui tenait le « bistrot du coin », situé à l’angle de deux rues dans le quartier du port. Il se marièrent et désormais c’était La Sardine qui servait les clients, tandis que son mari leur tenait compagnie, attablé avec eux. C’est là qu’en buvant sa chopine, lui vint son idée de génie : « Je vais changer le nom de mon café, dorénavant il s’appellera : La sardine » et il installa une nouvelle enseigne, avec ce nom écrit en lettres d’argent sur fond bleue, au fronton de son établissement.

Effectivement ce fut une très bonne idée, car tous les pêcheurs de sardines se donnèrent rendez-vous chez lui. Après avoir déposé leur cargaison au port, ils venaient consommer, un verre, une chopine ou une fillette[1], qu’ils buvaient en commentant les événements, avant de rentrer chez eux.

Quand le café était plus tranquille, à l’heure où les pêcheurs étaient en mer, et après avoir essuyé ses verres, La Sardine s’emparait du Ouest-France ; celui qui, sur le bar, était destiné aux clients. Elle le lisait tous les jours, de la première à la dernière page. Cela lui évitait de penser à sa vie, qui n’était pas aussi joyeuse qu’elle l’avait espérée.

Un jour qu’elle repliait le quotidien, pour aller servir un pêcheur, qui venait d’entrer, celui-ci lui dit : « La Sardine, raconte nous donc c’qu’y a dans le ouesfrance, ça nous évitera d’le lire ». La Sardine se mit à raconter : la dernière conférence internationale, l’entrée d’un nouveau pays dans le marché commun, le chien d’un habitant de Piriac, qui s’était fait écraser par l’auto du facteur et l’enterrement de Louis Gerbaud à 15 heures à l’église du Croisic. Elle avait si bien raconté, que le lendemain on lui demanda de recommencer. Puis il se dit sur le port que La Sardine racontait très bien les nouvelles et bientôt d’autres arrivèrent : les pêcheurs d’anchois et de maquereaux, de raies, cabillauds et de bars…

Le cafetier, qui était très malin, eut une seconde idée de génie : il fit rajouter le mot « raconte », au bout de son enseigne[2]. Du coup il en vint encore d’autres, qui n’étaient même pas des pêcheurs. La sardine prenait les commandes, en racontant les évènements qui se déroulaient en Irlande. Tout en rapportant les consommations, elle expliquait la loi qui venait d’être votée concernant l’élevage des canards. Pendant qu’elle encaissait l’addition, on avait arrêté un trafiquant d’ivoire à Saint-Nazaire. En essuyant les verres, elle donnait les résultats des différentes équipes de football.

Et puis un jour, sans trop savoir pourquoi, elle inventa que le gouvernement venait de créer une nouvelle taxe sur la pêche. Il faudrait désormais acheter une vignette à coller à l’intérieur du pare-brise du bateau. La nouvelle se propagea à grands bruits dans le Landerneau des pêcheurs et le gouvernement qui ne comprenait pas d’où pouvait provenir cette fausse nouvelle[3], l’adopta immédiatement, la jugeant excellente pour redresser son budget. Alors, les pêcheurs votèrent la grève et ils bloquèrent les ports.

Voici comment une Sardine avait réussi à bloquer, le port de la Turballe, puis celui de Saint Gilles Croix de Vie, de Quiberon, Concarneau, Douarnenez. Bientôt tous les ports de l’Atlantique et de la Manche furent bloqués. Mais cela ne s’arrêta pas là. La Méditerranée fut touchée également : La Sardine avait réussi à bloquer le port de Marseille.

La grève des pêcheurs de sardines, entraîna la baisse de l’offre et dans les criées, les cours s’envolèrent. Alors, les pêcheurs reprirent la mer et comme dans cette affaire, ils avaient gagné beaucoup d’argent, ils acceptèrent la nouvelle taxe. Et tout le monde fut content.

Quand La Sardine mourut, on l’enterra dans le cimetière de la Turballe et sur sa tombe on inscrivit : « Ci-gît Etiennette Guéguen, épouse Leroy, dite : La Sardine ».

C’est ainsi que les gens qui la connaissaient, eurent connaissance de son nom pour la première fois.


[1] Petite bouteille contenant 37,5 cl, tandis que la chopine en contient 25 et le verre 12,5.

[2] Ce qui donnait : La sardine raconte.

[3] Fake news

Hervé Lossec  – « La Sardine » raconte sa jeunesse en pays léonard

Fañch Pencalet, figure emblématique et homme charismatique respecté de tous dans la région, porte beau ses quatre-vingts ans révolus. Fils de boulanger, puis boulanger lui même jusqu’à sa retraite, ancien capitaine de l’équipe de foot sur le terrain, leader incontesté des troisièmes mi-temps et animateurs des fêtes locales, notre sympathique octogénaire est bien plus connu ici sous son surnom « la Sardine ».
Pourquoi donc « la Sardine » et pas « La Boulange », « le Mitron » ou « Pastez », le pain brioché, spécialité de son père, par exemple ? Puisqu’il est né à Douarnenez, tout simplement, dans le sud comme on dit ici, chez les Penn-Sardin. Sa famille a déménagé dans le Nord-Finistère, en 1952, à Lesneven en plein cœur du pays Léonard. Le petit Fañch, – avec un tilde sur le N, mar plij, s’il vous plaît, il y tient !- venait tout juste de fêter son cinquième anniversaire. Et, il était déjà, et le restera toute sa vie, un « pennsardin », comme ses parents qui venaient de reprendre le fournil le plus couru, en plein centre-ville, à l’enseigne alléchante de «Tibaramat », la maison du bon pain. A l’école, il est devenu Sardinn pour ses copains, amateurs de raccourcis comme tous les gamins. Mais Sardinn prononcé à la bretonne, en posant énergiquement l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe. Au fil des ans et l’utilisation exclusive du français imposée aux jeunes écoliers bretonnants, son surnom a évolué naturellement en « La Sardine ». Après une vie professionnelle bien remplie, La Sardine croule maintenant sous les invitations. Sa notoriété, ses talents de conteur, sa bonne humeur communicative et sa mémoire prodigieuse en font un invité que l’on s’arrache, en toutes circonstances. Il aime par-dessous tout conter en breton. Intervenant régulier dans les écoles Diwan, animateur infatigable des veillées bretonnes, il est devenu « passeur de mémoire », titre dont il est très fier. Quand il intervient en français, il adore colorer ses récits d’expressions imagées, de proverbes ou dictons en breton, sa langue de cœur.
Ses sujets de prédilection, et sur lesquels il est intarissable sont la religion et les relations garçon/filles dans les années 1960, celles de son insouciante jeunesse, avant le grand séisme culturel et sociétal de 1968 qui ébranla aussi la paisible cité rurale, nichée au cœur d’un Léon pourtant très conservateur. Et, il en a des choses à raconter « la Sardine » sur sa prime jeunesse en pays léonard.
Aujourd’hui, il est invité à apporter son témoignage à la médiathèque de Lesneven qui propose en cette fin d’année une expo intitulée : Les années 60, les 10 ans qui ont changé le monde. Cent cinquante personnes motivées remplissent, dans une ambiance bon enfant, la salle de conférence du 1er étage. Les plus anciens sont venus pour y respirer un parfum de nostalgie ; les plus jeunes, sont très intrigués par le monde d’avant, « vieux » de moins de soixante ans. Tous parce que le conférencier s’appelle La Sardine. Ecoutons donc Fañch, alias la Sardine, raconter ses souvenirs d’un autre temps, celui d’une jeunesse bien encadrée par l’autorité parentale, solidement embrigadée par la religion et fortement influencée par la tradition : «J’ai fait toute ma scolarité à l’école des Frères, située à 500m de chez moi, jusqu’à l’âge de 16 ans. Comme j’étais plutôt du genre dissipé et tire-au-flanc, mes parents, très pris par leur travail et les six autres plus jeunes de ma fratrie, m’y ont mis en pension les 3 dernières années. Je vivais là en vase clos, ne retrouvant ma liberté qu’aux vacances de Noël, de Pâques et d’été. Nous étions serrés de très, très près par nos profs, tous des religieux, vêtus de la stricte soutane noire de leur ordre. Ces fureteurs de conscience, inquisiteurs de l’âme, gardiens de la morale chrétienne se posaient en rempart contre l’impureté, maligne et rampante, qui menaçait, parait-il, notre innocente adolescence. Nous évitions d’ailleurs, lors des promenades dominicales, pions aux fesses, de croiser la route des pensionnaires de l’école voisine, celle des filles habillées en uniforme bleu-marine et coiffées d’un béret bleu-marine décoré d’une hermine blanche. Je ne sais par quel miracle nos routes ne se croisaient jamais ! Messe matinale à jeun, complies le soir à plat, trente minutes de morale chrétienne avant le premier cours de la journée, emplissaient une bonne partie de notre quotidien et semblaient plus important que tout le reste. A l’âge des premiers émois, on nous mettait sévèrement en garde contre la tentation. Le diable portait une jupe plissée, qui n’était pourtant pas encore mini à l’époque. Nous ne pensions pas encore au péché de chair, son nom officiel, pourtant. Mais il était déjà très sévèrement condamné par un austère clergé frustré, sans doute, par les vœux de célibat. La plupart avait enfilé la soutane, poussés par leurs parents dès leur plus jeune âge et non par réelle vocation, du moins au départ. Le bouc symbolisait ce péché abject et vil, dixit aussi les prédicateurs de missions* qui sévissaient encore à intervalles réguliers dans nos paroisses, et nous endoctrinaient aussi à la même occasion à l’école.
Il y a une vérité universelle dans la sagesse bretonne, contenue dans cet adage : Tri beg zo o souten ar bed, beg ar vronn, beg ar soc’h, hag ar beg all evel ma ouzoc’h… : trois bouts soutiennent le monde, le bout du sein, le bout du soc, et l’autre bout comme vous savez….Et, comme vous le savez, l’homme n’est pas fait de bois, il ne faut donc pas
tenter le diable qui peut y mettre le feu, vite fait. Ce que nos anciens, fatalistes, admettaient volontiers : pa vez ar c’hazh tost d’al laezh, e oar lipat an dienn buan hag aes, quand le chat est prêt du lait, il sait lécher la crème vite et bien. Préservez-nous des tentations, la chair est faible ! »
Fañch La Sardine ne résiste pas ici au plaisir de rappeler une plaisanterie d’époque :
« Attention, la chaire est faible ! S’amusait-on entre nous, enfants de chœur, quand le
curé bedonnant montait péniblement les marches grinçantes menant à la chaire pour y
prononcer son sermon dominical ». Mais notre conteur, reste concentré sur son thème :
« L’acte d’amour sans désir de procréation ou sans être marié est un péché m’a aussi été
enseigné au catéchisme. Pas de boogie-woogie avant les prières du soir donc, comme
dans la chanson d’Eddy Mitchell, bien plus tard en 1994 ! Boogie woogie pourrait se
traduire en breton par c’hoari koukoug, le jeu du coucou, familièrement et plaisamment.
Le premier sens est : jouer à cache-cache. Ce que ne devait absolument pas se risquer à
faire, à mon époque, les jeunes gens avant le mariage religieux, et, encore moins ceux qui
nous avaient précédé Ce ne sont pas les fiançailles qui les dédouanaient, car, il ne fallait
pas succomber à la tentation dans l’intervalle. Et c’est toujours Satan et ses œuvres qui
étaient cités au banc des accusés : Etre an dimeziñ hag an eured, e vez an diaoul o
redek
, entre les fiançailles et le mariage, le diable court (rôde).
Ce proverbe me rappelle la réplique, dans les années 50, d’une jeune fille délurée qu’un
prêtre venait de sermonner fermement parce qu’elle avait dansé au bal du dimanche. Elle
y avait été repérée par une bigote de son quartier qui la dénonça au confessionnal. Cette
grenouille de bénitier avait l’habitude de venir confesser les péchés des autres, ayant du
mal, sans doute, à renouveler les siens, Bref, la jeune fille avait transgressé les interdits en
participant – regarder seulement était tout aussi punissable selon mes aînés – à une de ces
nouvelles danses divodest, immodestes, baptisées ainsi par le clergé, du moins. Le
confesseur était donc très remonté contre la grande pécheresse :

Quand on participe ainsi à ces nouvelles danses immorales, le diable se glisse entre les
deux danseurs, à leur insu, s’emporta l’homme d’Eglise.

C’est pourquoi j’ai eu si chaud alors, osa lui répondre la dévergondée.
Ses parents furent convoqués illico au presbytère et promirent au curé de ramener leur
fille dans le droit chemin. C’était le début de la danse kof-ha-kof, ventre contre ventre,
ou slow en bon français, cette danse langoureuse, voire suggestive, importée chez nous
par les Américains à la fin de la guerre. Et, selon un brave recteur, à court d’arguments
sans doute, plus précisément par les Américains noirs, appelés les peaux-rouges. Cette
saillie bretonne continue de faire les délices de nos anciens.
‘’Danse diabolique, inventée par Satan lui-même’’ tonnait monsieur le curé du haut de sa
chaire en condamnant aux flammes de l’enfer, ad vitam aeternam, ceux qui la
pratiquaient. La preuve : elle se dansait au son de la boest an diaoul, la boîte du diable.
Surnom donné à l’accordéon par l’austère clergé de l’époque qui n’avait pas de mots
assez forts pour condamner ces hauts lieux de perdition que représentaient, pour eux, les
salles de bals d’autrefois.
Vouloir interdire ces danses et fermer ces repaires du diable, ces antichambres de l’enfer,
était devenu obsessionnel pour la grande majorité des prêtres, en particulier les Léonards.
Ils suivirent, avec beaucoup de zèle, les instructions d’Adolphe Duparc, évêque de
Quimper et de Léon de 1908 à 1946. Ce dernier était déjà très remonté contre la
scandaleuse mixité naissante dans les skol an diaoul, les écoles du diable, nom donné
aux écoles publiques – très minoritaires en Bretagne pourtant -, mais aussi dans les églises
et les lieux publics. Re zo re ! Trop c’est trop !, Alors, il s’est fendu, d’une condamnation
définitive des danses modernes par une lettre épiscopale lue dans toutes les paroisses
finistériennes. Elle condamnait à l’exclusion de la communauté paroissiale les tenanciers
de salle de danse, qualifiés de suppôts de Satan. Soit interdiction de participer aux offices
et la privation des sacrements religieux pour eux et aussi leurs enfants (baptême,
communion, absolution, enterrement..) et, être couverts d’opprobre par la population
paroissiale, pratiquante à 97%, selon les historiens, à cette époque. A cette époque on
connaissait tous les noms des quelques 3% de non-pratiquants… »
-Aujourd’hui c’est exactement l’inverse, ricane un anticlérical notoire, au fond de la salle.
Sourires complices dans les rangs, mais Fañch La Sardine fait mine de n’avoir rien
entendu et reprend le fil de son récit.
« Les danseurs s’obstinant à fréquenter ces salles, malgré tout, s’exposaient, après trois
avertissements, aux mêmes condamnations, tout comme les joueurs de musique, en
particulier d’accordéon, la maudite boest an diaoul ! La même règle était applicable pour
les bals de noces ou de société ; ils devaient se dérouler en plein air et sans kof-ha-kof,
bien entendu ! Par la même lettre, l’intransigeant évêque condamnait tout aussi
fermement les promenades en autocars, devenues à la mode. Mais, o ma Doue benniget !
Oh , mon dieu béni!, on y voyait des jeunes, mesk-ha-mesk, tout mélangés, sans leurs
parents ! Eh, bien, un vicaire, responsable d’un patronage du coin a trouvé la parade pour
faire voyager ses jeunes ouailles sans risque pour leur intégrité morale : tendre un filet de
pêche dans le couloir central pour séparer les garçons des filles !»

Est-ce que les mailles de ce filet étaient bien serrées, au moins ? Lui demande, hilare, un
homme assis au premier rang.
-Oui, c’était un filet pour pécher… la sardine, lui répond notre orateur, du tac au tac.
Rire général dans l’assistance, mais Fañch ne se laisse pas distraire de son sujet, et en bon
pédagogue, saisit l’occasion pour faire réfléchir les auditeurs : « C’était chez nous, il y a
un peu plus de cinquante ans, seulement ! Car, les directives draconiennes de l’Evêque
Duparc furent suivies à la lettre partout en Léon, et perdurèrent, à peine adoucies,
jusqu’aux révolutionnaires années 60.
Les Cornouaillais, les Trégorrois et, bien entendu, les irréductibles habitants du Kreiz
Breizh (Centre-Bretagne), traités de rouges par notre clergé, ont résisté et fort bien
résisté. Peut-être même que ces pennoù-kalet, têtes dures, ont fait exactement le
contraire, rien que pour embêter les pasteurs de leurs paroisses, à très grande majorité
originaires du Léon, la fameuse « terre des prêtres ». En effet, il suffit de voir le nombre
imposant de cercles de danse, de festoù-noz, de danseurs de gavotte et autres, de
musiciens, de bagadoù au kilomètre carré dans ces secteurs ; rien de comparable au Léon,
même de nos jours. Ce Léon qui fut une véritable théocratie jusqu’au milieu du siècle
dernier. Ce Léon où les événements heureux de la vie n’étaient pas célébrés en musique,
ni par des chants – cantiques exceptés ! – ou des danses. On s’amusait plus autrefois à un
enterrement en Cornouaille qu’à une noce en Léon, paraît-il !
Le clergé, omniprésent et omnipotent – et souvent ventripotent ! – jusqu’à la fin des
années soixante en Bretagne, régentait, comme on l’a déjà vu, la vie privée et en
particulier celle des jeunes filles en fleur, auxquelles s’adressait ce ferme conseil de
pudeur et de modestie, en rime bien entendu pour le rendre plus percutant : merc’hed,
sellit ouzh ur penn ed, plegañ a ra e benn pa vez bouedet
, filles, regardez l’épi de blé,
quand il est bien formé il baisse la tête. Car, ces mêmes prêtres s’immisçaient également
dans l’intimité des couples mariés : na skuilhit ket ho kargad teil e-barzh an toull-kar,
met don betek penn ar park
, ne déchargez pas votre chargement de fumier à l’entrée
(du champ), Mais profondément jusqu’au bout du champ. Sentence imagée, prononcée en
chaire par un curé dans les années trente, exhortant les fidèles à ne pas pratiquer le coitus
interruptus ; pas question de faire l’amour sans désir de procréation.
Il ne fallait surtout pas faire comme à Paris, ur vro ken fall evit ar yaouankiz, un pays si
mauvais pour la jeunesse. Parce que ober jeu Pariz, se comporter à la manière de Paris,
expression très révélatrice de la différence des mœurs entre ville et milieu rural
traditionnel, signifiait faire l’amour à la parisienne, c’est-à-dire sans le désir de
procréation. Uniquement pour le plaisir, de quoi sponter, terrifier, Adolphe,
monseigneur l’Evêque cité plus haut. A coup sûr, il aurait chopé une attak-pouloud, une
crise cardiaque ; comme un certain cardinal mort quelques années plus tard, en galante
compagnie, en épectase divine ou victime d’épectase, c’est selon les versions.
Ce n’est sûrement pas non plus notre très puritain Adolphe qui a popularisé le dicton :
pep hini zo libr da c’hoari gant e filip, Chacun est libre de jouer avec son moineau.
Mais on ne parlait pas de ces choses-là, ni en famille ni aux instituteurs, encore moins
dans les pensionnats religieux. A une élève qui l’interrogeait naïvement :

C’est quoi la luxure, ma sœur ? Une religieuse répondit, très gênée et histoire de noyer
le poisson :

Tu veux parler de la luxation, sans doute, ma fille !
Echu ganin (j’en ai fini) ! Vous avez des questions ou on boit un coup tout de suite ? »
Sacré Fañch Pencalet, alias la Sardine !

*- Penn-Sardin : tête de sardine, surnom des habitants de Douarnenez depuis le 18e
siècle.
**- Fañch, alias « La Sardine » se souvient bien d’avoir participé à une mission paroissiale,
en 1962, à Lesneven, l’année de ses quinze ans. C’était la dernière d’une longue série dans
cette commune léonarde, où pourtant il y avait 97% de pratiquants très réguliers

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